Dysfonctionnements de l'Euro
Le dysfonctionnement majeur de l’euro, celui qui résume tous les autres, c’est naturellement le fait d’avoir instauré la monnaie unique avant même d’avoir tenté de faire converger les politiques économiques et sociales et d’avoir fait reposer le fonctionnement de la monnaie unique sur les seuls critères de convergence budgétaires et monétaires. Toutes les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui étaient prévisibles. Dès les années quatre-vingt-dix, deux indices de ces difficultés futures pouvaient être relevés. L’élargissement considérable des marges de fluctuation du système monétaire européen en 1993, de +/- 2,25 % à +/- 15 %, c’est-à-dire en fait à 30 %, était un très mauvais présage. Tous les pays d’Europe du sud profitèrent de cette opportunité pour dévaluer. La Grèce dévaluera jusqu’en 1998, jusqu’à la veille de son entrée dans l’euro. A l’inverse, la France maintiendra coûte que coûte sa parité à l’égard du deutschemark. C’est ce que l’on appelé la politique du franc fort. Il en est résulté une très forte hausse des taux d’intérêt, jusqu’à 8-9 % en 1993, puis 15 %, et par conséquent une croissance très ralentie. Celle-ci fut de 1 % en moyenne de 1990 à 1996. Lorsque la croissance disparaît, la gestion des finances publiques devient très compliquée. De 1990 à 1996, la dette publique a progressé de 35 % du PIB à 58 %, non pas parce que les Français ont dilapidé les fonds publics mais parce qu’il est impossible de rétablir les équilibres financiers sans croissance. Une leçon pour aujourd’hui. Depuis 1999, au cours des quinze années d’existence de la monnaie unique, les dysfonctionnements de l’euro ont été de trois ordres. D’abord, l’impossibilité de conduire une politique monétaire reposant sur un taux d’intérêt unique pour des pays qui connaissent des évolutions structurelles et conjoncturelles divergentes. L’Espagne en est une très bonne illustration. Pendant les années 2000, l’Espagne a connu un taux d’inflation supérieur à ceux de ses partenaires, entre 3 et 4 %. Il aurait fallu que la BCE décide de taux d’intérêt plus élevés mais cela était impossible car dans le même temps l’Allemagne devait financer sa réunification. Il en est résulté un endettement massif dans le secteur privé espagnol. D’où la bulle immobilière et le désastre qui a suivi. Aujourd’hui même, l’Allemagne souhaiterait que les taux de la BCE soient relevés pour éviter une bulle immobilière mais les taux d’inflation proches de zéro des pays d’Europe du sud, voire négatifs, empêchent de procéder à un relèvement. Deuxième dysfonctionnement, les parités fixes. Il faut d’abord rappeler une chose. Au cours de la période qui va de la Seconde guerre mondiale aux années quatre-vingt-dix, la France a connu une dévaluation de sa monnaie de 10 à 15 % tous les dix ans, même 28 % dans les années quatre-vingt. On imagine l’ampleur du choc que peut représenter le passage brutal à une parité fixe, en principe immuable ! Il n’est pas acquis qu’un pays puisse surmonter un tel choc dans la conduite de sa politique économique. Par ailleurs, la théorie économique avait très bien décrit un phénomène qui se produit lorsque l’on adopte une monnaie unique. On assiste à une accélération des avantages compétitifs puisqu’il n’y a plus la crainte d’une modification des parités monétaires. C’est ce que l’on appelle la polarisation. L’effet est immédiat sur la balance commerciale. A peu près équilibrées dans les années 2000, les balances commerciales allemande et française ont évolué de manière totalement inversée : 200 milliards d’euros d’excédent de la balance allemande en 2013, 60 milliards d’euros de déficit de la balance française. Mais une réflexion plus générale peut être avancée. Le monde contemporain n’est plus celui d’il y a vingt ans. Partout dans le monde, les parités s’ajustent à chaque instant. On peut le regretter, un ordre monétaire international serait nettement préférable, mais c’est le monde d’aujourd’hui. La zone euro est la seule région du monde où les parités soient encore fixes. En 1997-1998, une des dernières régions du monde où subsistait un système de parités fixes, le Sud-Est asiatique, a volé en éclats. La zone euro constitue aujourd’hui une sorte d’anomalie, avec la zone CFA qui lui est liée. Pas étonnant que la monnaie unique soit ressentie comme un corset qui fait souffrir tous les Etats qui l’ont adoptée. Enfin, toujours à propos des inconvénients d’une fixité des parités, on peut observer l’histoire économique des grands pays industrialisés depuis la Seconde guerre mondiale. Tous les pays, sans exception, qui ont connu une crise économique, ont appliqué trois types de mesures : des mesures de rigueur, des réformes de structure et une dévaluation. On nous cite souvent les exemples de la Suède, de la Finlande, du Canada qui ont connu une grave crise de dette publique au début des années quatre-vingt-dix et qui ont eu le courage de faire des réformes de structure, mais on oublie de rappeler que ces pays ont tous accompagné ces réformes d’une dévaluation, entre 23 % et 40 %. L’honnêteté intellectuelle devrait interdire à des experts qui connaissent parfaitement l’histoire économique de pratiquer à ce point le mensonge par omission. Dans la période toute récente, certains analystes s’interrogent parfois sur le redressement de l’Islande après une crise d’une extrême gravité alors que la Grèce connaît toujours une situation très difficile après six ans de récession. La réponse est simple : l’Islande a dévalué de 50 %, la Grèce n’a pas pu dévaluer. Le troisième dysfonctionnement de l’euro tient naturellement à sa surévaluation. Celle-ci s’explique par le fait que la monnaie unique a été conçue sur des critères inspirés par l’Allemagne, les critères de stabilité monétaire. Ces critères conduisent à des excédents courants considérables. L’euro a succédé au deutschemark, pas à dix-huit monnaies. Depuis sa création, l’euro n’a connu une parité correcte, compétitive, qu’un peu plus de deux ans sur une quinzaine d’années. Il en est résulté une désindustrialisation continue de l’Europe du sud et de la France. Les chiffres très inquiétants cités par le rapport Gallois à l’automne 2012 sont déjà dépassés. Et, à moyen terme, la surévaluation de la monnaie signifie un risque de déflation. C’est le danger qui menace actuellement les pays de la zone euro. Même le Président de la BCE reconnaît être attentif à cette situation.